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La blouse grise

Publié le par Marie-France DESCHODT

          La blouse grise passe dans les rangs ; la plume va vers l'encrier blanc un peu ébréché, planté dans un trou du bureau à droite. Surtout ne pas le déloger ! A gauche de l'encrier, un boulevard... autoroute à deux voies qui retient les crayons, la gomme, la règle lorsqu'ils veulent bien ne pas rouler vers le bas, car le battant du bureau sur lequel on pose le cahier... est en pente!

          On le soulève et à l'intérieur notre petite cache : nos livres bien sûr mais aussi des petits trésors : une cigale séchée, des fleurs pour l'herbier, un sac de billes, des petits billets pliés en quatre avec des secrets... si la copine les trouve... grands rires, bousculades dans le couloir pour les récupérer!

          Il est gravé ce bureau noir : noms anciens illisibles car il est très vieux .

Nos grands-mères ? Pas vraiment ... elles étaient sages quand elles allaient à l'école, ça les changeait de la routine : aider la mère à nourrir les poules ou les lapins, ramasser des sarments après la taille en hiver ,attacher les greffes, "échauder" la vigne, vendanger .

Tiens où est-elle cette cafetière à échauder ? Phylloxéra, pyrale ... gros mots

 Qui donc a gravé ce bureau?  Les garçons forcément.

Avec un petit couteau: traits rageurs contre le hussard de la  République, haute autorité avec le curé! Le curé qui lit son bréviaire sur la place du village qui d'ailleurs, sert aussi de cour de récréation.Le curé, on n'en a pas peur du tout mais il est protégé ... celui  qui est au dessus et qui voit tout , nous dit-on, surtout les bêtises ... on n'oserait pas ... des fois que le ciel nous tombe sur la tête.

 Les garçons d'une époque lointaine ! En culotte courte sur les photos même en plein hiver, la tête rasée à cause des poux,"des tronches" de condamnés ,  ou mieux, des petits militaires au garde à vous.

Photo jaunie 1905. Les coiffes des filles, l'une d'elles écornée par une souris qui aime les photos , figures impassibles , le regard sur l'objectif, petits tabliers sur des robes empesées , bottines montantes cirées.  Elles ont l'air triste ... mais non...l'heure est grave: photo de classe qu'on mettra sur le buffet :il n'est pas de bon ton de sourire !

"Soun pas ben escarrabilhat!" disait Mamet . Et elle insistait pour dire qu'elles n'étaient pas très dégourdies ..".c'était pas comme maintenant tu sais !"

De la soutane qui marche sur un carré déterminé par les platanes en passant par les photos  de fond de tiroir, revenons  à la blouse grise .

Elle passe dans les rangs, repasse, et on essaie de cacher le pâté, grosse tache d'encre que la plume n'a pas retenue, écrasée sur l'interligne. "Bèèè!"

Le buvard n'y a rien fait. Elle est là, point. Si j'essaie la gomme il y aura un trou.

Le buvard! Magique! Tu le poses sur la tache , elle est de l'autre côté,et puis elle traverse ,elle arrive vers toi, et toi , tu crois qu'elle n'est plus sur la page...

Clin d'oeil . Toujours là!

Les syllabes , les mots  et le pas du maitre marquent la cadence. La tête tourne à gauche, à droite, surveille la couvée. Madame leur a appris à lire et écrire, il faut faire le reste.

 Si on lève la tête, on voit une grosse tâche marron sur la carte de géographie accrochée au mur et de grosses lettres: MASSIF CENTRAL.

Ce soir il faudra réviser : compo de géo.

Il y a dans le village , Roger, un grand balèze, qui trouve des choses avec son pendule : une source, un furet perdu après la chasse : "Allons le voir ! Il nous dira  le sujet choisi par le maitre ". Nous,on y croit à ses pouvoirs occultes si d'autres ricanent.

La lampe s'abaisse au dessus de la table de la cuisine jusqu'à la liste ,la mère au fourneau , ne dit mot mais son regard en dit long sur les péronnelles qui osent... car Roger est un personnage ! Vous allez lui faire "travailler le cerveau"!!

Il coupe les manches des pioches dont une partie, décrète-t-il ,ne sert à rien...il va se baigner à la mer, en vélo, l'hiver : 50 bornes aller-retour. Il est souvent perdu dans ses pensées. On nous dit qu'il était doué à l'école ; il faisait du théâtre et de la musique dans  un groupe du village, et récitait Racine à la perfection.

Le pendule s'arrête : Massif Armoricain.

 On s'engouffre dans la petite rue qui s'appelle maintenant "Mistral"..." Vite... car il fait déjà nuit et la soupe est prête.

"Chiche, on ne révise que ça ! " dit "ma moitié" la copine de toujours ; "A demain !"

 Un chien aboie. La cloche rappelle qu'il est l'heure... Il fait de plus en plus nuit ! Le vent ! Bref... une certaine angoisse ! Non!  Ne pas "tenter le diable!!" Aucune n'a dit qu'elle réviserait tout....bravade !

Le père a levé les yeux au ciel et n'a pas aimé nos virées nocturnes soit disant pour faire les devoirs... et en plus aller embêter Félicie qui a déjà bien du mal avec l'esprit inventif de son  "petit" un colosse de 1m 90 et un certain nombre de kilos.

 Il n'y eu dans le sujet qu'un mot : MASSIF.

 La mère a bien rit et a dit : "Bien fait".

 Le père a posé en postulat qu'un "manche de pioche raccourci" chez un paysan, en dit long sur les pouvoirs d'un brave garçon qui voit le monde autrement.

Ici, on ne voit pas le monde autrement.

La voix du maître se pose enfin." Point final. Je relis."

C'est le temps de 5 fautes 0/20! On s'applique, on a de l'amour propre car les copains savent, la famille sait, le village sait!

Mais... on rêvasse aussi... on rêvasse encore !

Ce bureau noir, trop noir, trop grand pour nos petites jambes qui ne touchent pas le sol... mais... des heures de sérénité, de bonheur : le maître est sévère mais il est bienveillant.Quand l'orage gronde et que les chevaux se cabrent devant nos fenêtres ,il rassure .

Qu'ils étaient grands et beaux quand ils sont arrivés tous les deux en moto , Monsieur ,Madame , comme les villageois les appelaient  , pour prendre leur premier poste .

 Leurs parents avaient, eux, franchi le col du Perthus à pied , fuyant la guerre civile et la fureur des hommes ...l'école de la république avait amené M. et Mme Ruiz ici sous ce clocher.

Le maitre , il a fallu lui dire au revoir pour un temps : la guerre ,encore,  en Algérie... mais il est revenu.

Qui était assis là, il y a longtemps ? . Qui était assis là quand le tocsin a annoncé la guerre , quand les cloches ont sonné le retour des prisonniers, quand les gendarmes à cheval poursuivaient les braconniers?

 Qui était assis là quand les troupeaux de moutons passaient ?

 Vite ! Sortons ! Récré!

Les billes, le ballon prisonnier, les gendarmes et les voleurs.

Les cris des enfants sont les mêmes aujourd'hui, ils lisent leur page le soir, elles n'ont plus de coiffes, ils n'ont plus de blouses grises comme le maître, ils ne vont plus travailler à 12 ans, mais ce sont les mêmes.

Ils penchent la tête vers la feuille essayant de dissimuler l'accord mal fait du participe passé. Placé Avant ? Placé Après?

 La blouse grise s'arrête, va s'asseoir, regarde sa classe relire la dictée .